Lettre ouverte à Samy Gemayel


Cher Samy,

Nous nous connaissons depuis trop longtemps pour nous faire des politesses et y aller par quatre chemins. Je vais donc aller droit au but. J’aurai volontiers cru à la sincérité de tes dernières déclarations si tes prises de positions, depuis plusieurs mois, n’étaient pas si contradictoires.

Au plus fort de la crise des ordures, en 2015, nous avons tenu une réunion à Bikfaya. C’était un dimanche matin. Etaient présents, entre autre, la remarquable cofondatrice de l’ONG March, Léa Baroudi et l'infatigable militant écologiste Marc Daou. Tu nous as fait part de ta volonté de poursuivre l’action que tu avais entamée contre la corruption de l’establishment politique. Nous ne pouvions que te soutenir et saluer ton courage.

J’avais cependant mis un bémol à l’enthousiasme ambiant en disant : "j’ai confiance en Samy le militant mais pas en le président du parti Kataeb. Quand les élections municipales vont avoir lieu, les Kataeb vont devoir s’allier aux autres forces politiques que tu dénonces aujourd’hui. Est-ce que tu vas, à ce moment-là, mettre en sourdine la rhétorique anti-corruption et faire des alliances, ou aller jusqu’au bout, quitte à perdre les élections ?"

Tu m’avais répondu sans hésiter : "tu verras, je ne reculerai pas".

Arrivé le temps des élections, j’ai vu. Et j’ai été extrêmement déçu. Comme je le craignais, les Kataeb ont fait les alliances nécessaires et passé à la trappe les beaux discours des mois précédents. Même quand une chaine de télévision a montré des images d’achat de voix par des représentants de la liste que tu soutenais à Jounieh, tu as fait comme si de rien n’était.

Ce qui est beaucoup plus grave qu’une faute politique. C’est un renoncement pur et simple aux principes fondamentaux que nous avons en commun : la probité, l’intégrité et le respect du processus démocratique.

Les élections terminées, les sièges municipaux empochés, tu as repris les diatribes anti-corruption et fais arrêté les travaux de construction de la décharge de Bourj Hammoud. Cette action, de toute évidence mal préparée, s’est terminée en queue de poisson, non sans avoir au préalable nuit à la santé publique. J’aurai aimé entendre un mea culpa de ta part – le courage véritable c’est aussi de savoir reconnaître ses erreurs – mais malheureusement je n’ai entendu que des bravades et le rejet de toute responsabilité sur le gouvernement.

Nous savons tous que tu avais approuvé le plan Chehayeb, dont fait partie la construction d’une décharge à Bourj Hammoud. Mais, pour des raisons que j’ignore, tu as choisi de nier ce fait et de te poser encore une fois en preux chevalier bien maladroit.

Quelques mois plus tard, le député Kataeb Elie Marouni, a tenu des propos inacceptables lors d’une conférence organisée par le Rassemblement Démocratique de la Femme Libanaise autour de la proposition de loi visant à abolir l'article 522 du code pénal. Il a déclaré : "dans certaines endroits et dans certaines circonstances, quel est le rôle de la femme dans le fait de pousser l'homme à la violer ?"

Je m’attendais à ce que la direction des Kataeb se désolidarise de ces propos scandaleux et fasse passer le député en conseil de discipline en vue d’une éventuelle exclusion. Ce qui aurait été dans la logique d'un parti qui défend les droits des femmes et qui a indéniablement fait avancer leur cause au Parlement, notamment en faisant abolir les crimes d’honneur et en soutenant la loi criminalisant les violences domestiques.

Mais là encore, la déception fut de taille. Pas de communiqué réprobateur, pas de conseil de discipline, pas d’exclusion, rien. Par contre, tu n’as perdu depuis aucune occasion de te montrer aux côtés du sieur Marouni, comme si tu lui apportais un soutien sans faille.

Un siège au Parlement est-il plus important que les principes et la décence les plus élémentaires ? Il faut, à regret, le croire.

Je me souviens, il y a quelques années, tu finissais le montage d’un documentaire sur le parti Kataeb, produit par un ami commun. J’étais dans les parages, finalisant un petit film pour le regretté Basil Soda. Tu m’as demandé de visionner le documentaire et te donner mon avis. Ce que j’ai fait, avec la franchise que tu me connais : "est-ce que c’est un film à la gloire de la famille Gemayel ? Parce qu’on ne voit et n’entend que vous alors que les militants en sont totalement absents". Malgré le malaise que ma remarque avait provoquée, tu as dit à notre ami producteur, au monteur et à tes compagnons présents : "il a raison, retirez la famille".

J’avais retrouvé là mon camarade de 2005, le jeune militant courageux, indépendant et intègre, que j’avais rencontré lors de la Révolution du Cèdre, et qui avait planté la première tente sur la Place des Martyrs, et ce faisant, posé la première pierre du sit-in historique qui a suivi.

Ce camarade pour qui j’ai tant d’estime mais qui, visiblement, s’acharne depuis plusieurs mois à me décevoir. Comme lors de la séance parlementaire dévolue à l’élection du général Aoun à la présidence de la République. Je ne rentrerai pas aujourd’hui dans les détails de cette séance désordonnée parce que ce qui s’est passé après est de loin plus choquant.

Sitôt Michel Aoun élu, tu es monté, comme il se doit, avec les députés Kataeb au palais de Baabda pour les traditionnelles consultations parlementaires ; tu as nommé, comme prévu, Saad Hariri pour le poste de Premier ministre et fais part de ta volonté de participer au prochain gouvernement.

Les marchandages qui ont suivi étaient honteux, et j’étais ravi que tu n’y prennes pas part. Malheureusement, les Kataeb se sont vu offrir un ministère d’Etat sans grande importance. Il était donc compréhensible et légitime que tu aies refusé que le parti que tu présides n’entre au gouvernement.

Et là, surprise ! Bien que des responsables Kataeb, comme Serge Dagher ou l’ancien ministre Alain Hakim, aient déclaré sur toutes les télés que la raison du refus d’entrer au gouvernement était bien le ministère qui vous a été proposé et qui n’équivalait en rien à votre représentation parlementaire, tu as dit exactement le contraire.

Te posant en jeune avatar du général De Gaulle, tu as déclaré que le gouvernement était une équipe de vichystes qui avait bradé la souveraineté nationale, que c’est uniquement pour cette raison que tu avais refusé d’y participer, et non pas à cause de la moindre importance du ministère proposé.

Ce qui, tu en conviendras, n’est pas très sérieux. Et manque cruellement de cohérence. Et de constance.

Quant au vichysme du gouvernement, est-il utile de rappeler que les Kataeb faisaient partie du gouvernement précédent. Celui de Tammam Salam. Un gouvernement qui, à l’exception des FL, regroupait les mêmes forces politiques que celui de Saad Hariri. En quoi le premier était-il acceptable et le second intolérable ? Serait-ce la présence des FL qui l’ont rendu si hideusement collaborationniste ? La question est absurde, le parti dirigé par Samir Geagea n’étant pas exactement un défenseur de "l’hégémonie syro-iranienne", comme aime à l’appeler l’inénarrable Fares Soueid.

Comme beaucoup de Libanais – pas tous, malheureusement – je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile. Et cette nouvelle posture est tout simplement ridicule. Je sais que les élections arrivent à grand pas et qu’il faut commencer à préparer la moisson des voix, mais pas comme ça, pas en nous prenant pour des demeurés qui, au détriment de la vérité, gobent tous les discours enfiévrés.

En 2005, nous avions rêvé de faire de la politique autrement. Depuis que tu as accédé à la présidence du parti Kataeb, tu as eu – et tu as encore – l’opportunité de le faire. Mais jusqu’à présent, ça n’a pas été le cas. Le Liban pour lequel nous nous sommes tant battu ne saurait se construire à coups de harangues populistes et démagogiques.

J’espère que tu rectifieras bientôt le tir et proposeras enfin un vrai programme politique, économique et social, détaillé et chiffré, où tu nous diras que ce que les Kataeb comptent faire pour résorber le chômage, combattre la pauvreté, relancer l’économie, et surtout défendre la souveraineté. Comment comptent-ils financer l’équipement urgent et nécessaire de l’armée libanaise ? Quelle solution proposent-ils aux armes du Hezbollah ? Répéter sans cesse "hou les vilains" ne sert pas à grand-chose ! Que proposent-ils pour véritablement défendre le Liban des agressions israéliennes ?

Je sais, c’est plus compliqué que d’écrire un discours enflammé, mais j’espère que tu t’y attèleras au plus vite, afin de nous offrir une vraie alternative au traditionnel ronron mensonger des politiciens professionnels. Et je sais que de très nombreux Libanais qui te portaient en haute estime l’espèrent aussi.

Amicalement,

Claude El Khal