Non, ce dessin de Charlie Hebdo n’est pas raciste


Au risque de vous surprendre, je ne trouve pas ce dessin de Charlie Hebdo raciste ou islamophobe. Certains ont vu la déléguée de l’Unef, Maryam Pougetoux, représentée en singe et d’autres en chameau, mais, à mon sens, cette vision tient plus du fantasme que de la réalité. La caricature n’est certes pas réussie, c'est le moins qu'on puisse dire – n’est pas Cabu qui veut, mais elle n’en est pas raciste pour autant.

Si les traits peuvent paraître simiesques à qui cherche la petite bête (le visage de la déléguée de l’Unef est plus large, moins chétif et n’a pas les pommettes saillantes que lui prête le dessinateur Riss), on est très loin du dessin controversé et douteux de Charb qui, pour dénoncer la Une raciste du journal Minute : « maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane », avait représenté Christiane Taubira en singe. D’ailleurs Charlie Hebdo n’est pas étranger à la représentation animalière de personnalités publiques ou politiques. Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy ont été croqués par Luz, la première en pitbull et le second en caniche, en couverture du 1179ème numéro de l’hebdo, près de deux mois après l’attaque terroriste qui a décimé sa rédaction.

Une caricature pour le moins ratée

La caricature n’est pas non plus islamophobe. Ce n’est pas parce qu’elle est musulmane que Maryam Pougetoux est moquée, mais parce qu’elle porte un "signe religieux ostentatoire" alors qu’elle est déléguée d’un syndicat étudiant historiquement laïc qui s'opposait au port du voile à l'université avant de changer d'avis et d’élire à sa tête une jeune femme voilée. C’est, me semble-t-il, cette hypocrisie que dénonce Charlie. Ici encore, l’hebdomadaire satirique est dans son rôle, excessif et choquant, comme il l’a toujours été. Et ne renie pas l’héritage "bête et méchant" de sa matrice Hara-Kiri dont il fut, à l’origine, la version hebdomadaire.

Penser, comme je le pense, que Maryam Pougetoux a le droit de porter un voile si cela correspond à son interprétation de sa foi ne donne pas le droit de s’ériger en censeur. Charlie déplaît selon les dessins qu’il publie. Nombre d’entre eux ont fait scandale depuis sa création et lui ont valu condamnations en justice et interdictions. La censure s’impose toujours pour rassurer et satisfaire les esprits outragés. "La censure est mon ennemie politique", disait Victor Hugo. Elle est aussi la mienne, et devrait être celle de tous. 

Quand l’interdiction ne frappe pas telle ou telle forme d’expression qui dérange, il reste la censure individuelle : la déclaration publique de rejet. Il est triste de voir le nombre de personnes qui, après la publication de tel ou tel dessin, déclarent haut et fort ne plus "être Charlie". Alors qu’elles n’ont visiblement pas compris ce que "je suis Charlie" veut dire. "Je suis Charlie" ne veut pas dire "je suis d’accord avec Charlie" ou "j’aime Charlie" ou encore "Charlie ne me choque pas". Ça ne veut pas dire non plus "je souscris à tout ce Charlie publie" ou "je ne trouve pas qu’il pousse un peu".

"Je suis Charlie" veut dire "je suis pour la liberté d’expression" qui, un terrible 7 janvier, a pris le nom de l’hebdo martyr. Défendre la liberté d’expression ne se résume pas à défendre les propos avec lesquels on est d’accord. Ni ceux avec lesquels on est en désaccord light, sans gluten et sans calories. Ni même avec les images qui correspondent à nos codes esthétiques ou notre échelle de valeurs.

Défendre la liberté d’expression c’est avant tout défendre les propos, les idées ainsi que toute forme d’expression, qu’elle soit artistique, politique, idéologique ou religieuse, avec lesquels on est en profond désaccord. Qui énervent et souvent rebutent ou dégoûtent. Du moment bien sûr qu’elles ne contiennent pas des appels à la haine de l’autre et à la violence.

"Je ne suis plus Charlie", par contre, sous-entend "je ne suis pas pour la liberté d’expression", je suis pour un monde qui me ressemble et me rassure, un monde-miroir qui de temps de temps me titille les zygomatiques ou me tire des indignations guindées et des larmes bien élevées. Un monde où on ronfle, on ronronne et peut-être grogne un peu, mais toujours entre gens comme il faut. Un monde aseptisé, formaté, effroyablement aveugle et fondamentalement intolérant.


© Claude El Khal, 2018